Mots-clés : Avocat • famille • Indépendance • désintéressement
L’avocat, dans l’exercice de sa profession, peut être parfois conduit à conseiller ou défendre des proches, notamment de sa famille. Si la situation interroge, c’est qu’elle appelle une réflexion quant à l’équilibre de cette situation au regard du respect des principes déontologiques de l’avocat.
Curieuse question que celle de savoir si un avocat peut défendre un membre de sa famille. D’autant plus qu’il arrive bien souvent (trop souvent) à l’avocat d’être sollicité par bon nombre de membres de sa famille qui considèrent que le « juriste de la famille » est un puit de science du droit, capable de conseiller tant sur la succession de l’arrière-grand-père que sur le bornage de l’oncle Jeannot, le litige de copropriété de tante Huguette ou les problèmes de droit administratif ou électoral d’un cousin devenu maire de son village de 50 habitants.
Quand la défense en vue de la justice se heurte à l’affection familiale, est-il possible de remplir éthiquement et déontologiquement ses obligations d’avocat ?
Loysel écrivait que la profession d’avocat « désire son homme tout entier » [1] ; mais est-il possible que l’indépendance de l’avocat, « vertu consubstantielle de la profession » [2], soit « tout entière » si ce dernier est amené à défendre un membre de sa famille ? Cette indépendance n’est-elle pas, par ailleurs, au-delà des considérations déontologiques des articles 1.3 et 4.1 du Règlement intérieur national [3], la qualité de l’avocat qui lui permet d’assurer l’entièreté et l’établissement structuré de sa personne, de telle sorte que l’on a pu dire de l’avocat qu’il s’agit d’une « profession dont la vertu fait toute la noblesse et dans laquelle les hommes sont estimés, non par ce qu’on fait leur père, mais par ce qu’ils sont eux-mêmes »[4] ?
La défense d’un membre de sa famille, que l’on remonte à l’antiquité grecque avec les synégores ou aux romains avec les patronii, a toujours été acceptée, que cette défense soit exercée par avocat ou une autre personne. Faut-il y voir l’origine de notre article 762 du Code de procédure civile ?
La littérature traditionnelle du barreau souligne que l’avocat peut défendre sa famille, mais à condition que le principe d’indépendance ne soit pas écorné et, conséquemment à cela, que le principe de désintéressement soit respecté (puisqu’il s’agit encore d’un fondement déontologique de la profession d’avocat…) et que l’avocat ne tire aucun intérêt de l’affaire qui lui aurait été confiée [5]. On ne peut à la fois servir la famille et l’argent. Ce n’est que s’il s’agit d’un « devoir ou d’un service de famille » [6] que l’accomplissement d’un mandat confié à un avocat par un membre de sa famille est acceptable, et à condition que prudence et indépendance restent de rigueur : « L’avocat peut accepter un mandat, donné par sa famille, par son intimité, par un ami, pour régler des intérêts qui sont comme le siens. Dans ces cas, sa prudence doit être extrême, et la délicatesse doit surveiller chacun de ses actes » [7].
La difficulté qui se pose à l’avocat réside dans le double attachement qui se dessine dans la situation de la défense d’un membre de sa famille. L’attachement déontologique à son indépendance d’une part, et l’attachement sentimental d’autre part. Or, dans l’exercice de sa profession, c’est le premier qui prime, bien évidemment. L’indépendance de l’avocat doit être « matérielle, morale et intellectuelle » [8] et, surtout, à l’égard de tous, qu’il s’agisse des magistrats et des autres professions judiciaires, mais aussi de la société, des médias, et surtout de ses clients, en ce compris les membres de sa famille.
De plus, au même titre qu’un avocat ne saurait plaider pour deux parties qui auraient des intérêts divergents [9] faute de conflit d’intérêts, l’avocat ne saurait lui-même se retrouver sujet d’un conflit d’intérêt, raison pour laquelle la défense d’un membre de sa famille face à un autre membre de sa famille pourrait s’apparenter à une faute déontologique.
Tout cela nous conduit à évoquer un arrêt de la cour d’appel de Paris de 2018 qui venait confirmer la sanction du conseil de discipline du barreau de Paris émise à l’égard d’un avocat qui avait manqué de prudence quant au principe d’indépendance et de délicatesse. Ledit avocat avait défendu père et oncles face à oncles et tantes dans une affaire de succession, refusant de se soumettre à l’avis de la commission déontologique de l’Ordre qui lui avait demandé de se désister. Dans un arrêté du 6 décembre 2016, le conseil de discipline du barreau de Paris a prononcé une sanction d’avertissement à l’encontre de l’avocat sur le fondement de l’article 1.3 du RIN susvisé. La cour d’appel de Paris a confirmé l’arrêté disciplinaire en rappelant deux choses. Tout d’abord en l’espèce, quand l’avocat défend, dans un cadre successoral, un client dont il est lui-même un potentiel héritier, il y a bien évidemment conflit d’intérêt car l’avocat est « indirectement concerné ». De surcroît, la défense d’un membre d’une famille au sein d’un litige familial empêche la réalisation du devoir de prudence et la mise en œuvre d’une indépendance réelle : « les devoirs incombant à l’avocat lui imposent une indépendance absolue, exempte de toute pression, notamment résultant de ses propres intérêts »[10]. L’arrêt de la cour parisienne met très justement en exergue que si aucune disposition n’interdit « à un avocat d’assister ou de représenter en justice les membres de sa famille, une telle situation ne doit pas porter atteinte au principe d’indépendance que tout avocat est tenu de respecter aux fins de remplir la mission qui lui est confiée ».
Enfin, rappelons qu’il est de coutume d’agir avec délicatesse avec son client, notamment quand il s’agit d’un membre de sa famille, et que doit alors se réaliser matériellement le principe déontologique du désintéressement. Un arrêt de la Cour de cassation en date du 4 juin 2009 a relevé « l’usage fréquent confirmé » des interventions gratuites des avocats pour les membres de leur famille proche [11]. Dans cette affaire, le client était le beau-père de l’un des avocats du cabinet qu’il avait sollicité. Aucune convention d’honoraires n’avait été établie, mais le client avait néanmoins reçu une facture d’honoraires qu’il a contestée, au motif qu’il avait confié son litige au cabinet dans lequel son gendre était avocat et que les dossiers antérieurs confiés au même cabinet n’avaient donné lieu à aucune facture. Si l’on comprend l’exaspération du cabinet de plaider gracieusement les litiges du beau-père de l’un des avocats membres de la structure, il n’en demeure pas moins que l’absence de convention d’honoraires, couplée au lien familial existant entre le défenseur et le client, conduit au respect du principe de désintéressement, le cabinet ayant librement accepté la défense de celui-ci.
Dès lors, réaliser une convention d’honoraires avec un membre de sa famille pourrait heurter le principe de délicatesse [12]. Et, à défaut de convention, exiger auprès d’un membre de sa famille des honoraires fixés selon les usages contreviendrait au principe de désintéressement [13].
La défense d’un membre de sa famille n’est pas interdite, et certaines situations font même reposer sur l’avocat un véritable devoir de service quant à sa famille. Mais cela ne saurait être aux dépens du principe d’indépendance. L’avocat ne saurait avilir cette indépendance au profit d’une défense biaisée, non pas par une subjectivité dont il est impossible de se départir dans le cadre de la défense d’un client, mais par l’aveuglement sentimental dû à la proximité familiale ou à des intérêts injustement convoités.
Entre entièreté du dévouement et nécessité de l’indépendance, l’équilibre du service est complexe à trouver, chose que rappelle fort justement le Code déontologie des avocats du barreau de Paris [14].
Si, dans le cadre de sa pratique professionnelle, l’avocat doit avoir une famille (et un père), mieux vaut pour éviter toute difficulté morale et déontologique, qu’il considère qu’il s’agit de l’Ordre (et de son Bâtonnier).
A retenir : Il est possible, pour un avocat, de défendre un membre de sa famille, mais à la condition que prime, dans le cadre de cette défense, le principe déontologique d’indépendance, et, subséquemment, celui de désintéressement. Ces situations appellent l’avocat à user de la vertu de prudence afin de se conformer aux obligations déontologiques et morales de son Ordre.
par Pierre-Louis Boyer, Maître de conférences HDR – Le Mans Université Thémis-UM EA4333 et IODE-Rennes 1 UMR CNRS6262, le 03-06-2021
[1] A. Loysel, Pasquier ou Dialogue des avocats du parlement de Paris, Paris, Videcoq, 1844, p. 101.
[2] J.-M. Braunschweig, Profession Avocat. Le guide, Paris, Lamy, 2017.
[3] RIN, art. 1.3 : « […] L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment. […] Il fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence » (N° Lexbase : L4063IP8) ; art. 4. 1 : « […] Sauf accord écrit des parties, il s’abstient de s’occuper des affaires de tous les clients concernés lorsque surgit un conflit d’intérêt, lorsque le secret professionnel risque d’être violé ou lorsque son indépendance risque de ne plus être entière. […] ».
[4] Citation de René Pichot de la Graverie, cité dans F. Pitou, La robe et la plume, Rennes, PUR, 2003, p. 172.
[5] Arrêté du conseil de discipline du barreau de Paris du 21 mai 1833, cité dans E. Cresson, Usages et règles de la profession d’avocat, t. I, Paris, Larose, p. 281.
[6] Ch. Mollot, Règles de la profession d’avocat, t. I, Paris, Durand, 1866, n°32, p. 51, et M. Rivière, Pandectes françaises, t. XI, Paris, Chevalier-Marescq, 1891, n° 724, p. 332.
[7] E. Cresson, Usages et règles de la profession d’avocat, op. cit., p. 277.
[8] H. Ader, A. Damien et alii, Règles de la profession d’avocat, Paris, Dalloz, 2018-2019, n°315-23 et 323-11.
[9] Décret n°2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat, art. 7.
[10] CA Paris, 2, 1, 22 mars 2018, n° 17/01850 (N° Lexbase : A7534XHI)
[11] Cass. civ. 2, 4 janvier 2009, n° 08-14.294, F-D (N° Lexbase : A6311EH9).
[12] H. Ader, A. Damien et alii, Règles…, op. cit., n° 335 s..
[13] H. Ader, A. Damien et alii, Règles…, op. cit., n° 333 s..
[14] « L’avocat doit se dispenser d’intervenir lorsque son indépendance risque de ne plus être entière ce qui sera généralement le cas dans les hypothèses ci-avant visées [membre de sa famille, ami très proche, compagnon] » [En ligne].
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