Accident de la circulation complexe et recours entre co-impliqués

publié il y a 4 ans

Le recours entre co-impliqués dans un accident, lequel ne peut se faire que sur le fondement des articles 1251, 1213, 1214 et 1382 du code civil, donne lieu à un partage à l’aune de la gravité des fautes respectives. Le solvens dispose d’un recours contre chaque coresponsable dans la limite de leur participation et l’insolvabilité de l’un se répartit entre tous les autres. La dette solidaire d’un coresponsable décédé se transmet à ses héritiers, qui n’en sont tenus que selon leur part héréditaire. 

par Anaïs Hacene-Kebirle 21 juillet 2020


Civ. 2e, 20 mai 2020, F-P+B+I, n° 19-10.247

Les recours entre coresponsables sont d’une application pratique fréquente tant les dommages sont rarement le fait d’une seule personne. Ils n’épargnent pas le contentieux des accidents de la circulation. Parce que « la question des recours n’est absolument pas envisagée par la loi de 1985 […], il a fallu, pour la jurisprudence, créer » (F. Chabas, L’interprétation des articles 2 à 6 de la loi du 5 juillet 1985 et la question des recours, Gaz. Pal. 20 juin 1995, p. 663). Toutefois, si la loi du 5 juillet 1985 est silencieuse à propos de la contribution à la dette, on ne trouve pas grand-chose non plus dans le code civil. Les règles qui gouvernent les recours entre coresponsables, en droit commun comme dans le régime spécial de la réparation des accidents de la circulation, sont essentiellement prétoriennes.

En l’espèce, un conducteur, sa femme et leur fils ont été victimes d’un accident de la circulation complexe dans lequel se trouvaient impliqués, en plus du leur, six véhicules. Trois conducteurs étaient fautifs, dont l’un n’était pas assuré et est décédé depuis. L’assureur des victimes a assigné l’ensemble des conducteurs des véhicules impliqués, leurs assureurs ainsi que les victimes aux fins de réparation des préjudices et répartition de la dette d’indemnisation. La cour d’appel de Paris a refusé de faire droit à la demande de remboursement in solidum des assureurs des conducteurs fautifs et a fixé leur contribution à hauteur de 45 % de la dette pour l’un et à 10 % pour l’autre, le reste étant attribué au conducteur fautif décédé. Elle a également refusé de faire droit à la demande de réparation in solidum du préjudice économique par ricochet du conducteur victime consistant en la perte d’une chance d’une insertion professionnelle en raison du fait qu’il se soit consacré exclusivement à l’assistance de sa femme et de son fils, grièvement blessés par l’accident, faute de preuve de cette chance perdue.

L’arrêt d’appel est contesté de toute part : par un pourvoi principal formé par l’assureur des victimes et plusieurs pourvois incidents formés par les assureurs des conducteurs fautifs et par le conducteur victime. Tous ont été rejetés par la haute juridiction.

À la lecture des moyens, trois grandes questions sont posées à la Cour de cassation. La première portait sur les principes régissant la contribution à la dette de réparation des conducteurs des véhicules terrestres impliqués dans un accident complexe de la circulation. La deuxième sur une omission de statuer par le juge d’appel. La troisième sur la réparation du préjudice économique par ricochet subi par le conducteur victime. Les deux dernières questions n’appellent pas de remarques particulières puisque la Cour de cassation souligne que l’omission de statuer peut être réparée par la procédure prévue à l’article 463 du code de procédure civile et approuve la cour d’appel qui a correctement constaté que la preuve du préjudice économique n’était pas rapportée. L’essentiel de ce riche arrêt réside finalement dans le rappel du régime de la contribution à la dette entre coresponsables co-impliqués dans un accident de la circulation.

La nature du recours en contribution entre co-impliqués

Une des questions qui se pose en la matière est celle de la nature du recours entre co-impliqués afin de savoir si le solvens peut se prévaloir, à l’encontre du coresponsable contre lequel il agit, des dispositions de la loi du 5 juillet 1985 ou si elles sont réservées à la seule victime. Et sur ce point, la Cour de cassation a beaucoup hésité. Elle a oscillé entre une action exclusivement subrogatoire fondée sur le droit commun, une action exclusivement personnelle, une option entre les deux, puis une action subrogatoire fondée sur les dispositions de la loi du 5 juillet 1985. Par deux décisions du 14 janvier 1998, elle a fini par arrêter une position, qui, depuis, est constante.

La Cour de cassation décide que le recours entre co-impliqués ne peut se faire qu’en application des anciens articles 1251 et 1382 du code civil. Elle reconnaît que « le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur, impliqué dans un accident de la circulation et condamné à réparer les dommages causés à un tiers, ne peut exercer un recours contre un autre conducteur impliqué que sur le fondement des deux premiers de ces textes » (Civ. 2e, 14 janv. 1998, nos 95-18.617 et 96-13.059, Bull. civ. nos 6 et 8, D. 1998. 174 , note H. Groutel ; RTD civ. 1998. 393, obs. P. Jourdain ; JCP 1998. II. 10045, note P. Jourdain).

En affirmant que le conducteur solvens ou son assureur n’a de recours contre les autres coresponsables que sur le fondement des anciens articles 1382, 1213, 1214 et 1251 du code civil, l’arrêt du 20 mai 2020 n’est finalement qu’un nouveau rappel de la règle (Civ. 2e, 1er juin 2011, n° 10-20.036, Bull. civ. II, n° 121, Dalloz actualité, 16 juin 2011, obs. J. Marrocchella ; D. 2011. 1617, obs. J. Marrocchella ; 20 mars 2008, n° 06-20.509, inédit ; 20 oct. 2005, n° 04-14.787, Bull. civ. II, n° 275 ; D. 2006. 492 , note G. Chantepie ; RTD civ. 2006. 122, obs. P. Jourdain ; 22 janv. 2004, n° 02-15.991, Bull. civ. II, n° 17 ; 1er mars 2001, n° 99-11.974, Bull. civ. II, n° 31 ; RTD civ. 2001. 609, obs. P. Jourdain ; 24 avr. 1998, n° 96-17.994, Bull. civ. II, n° 128).

Cependant, bien que la position de la Cour de cassation soit aujourd’hui constante, elle n’en est pas moins ambiguë en raison des multiples interprétations dont le visa des articles 1251 et 1382 fait l’objet (v., pour les différentes interprétations, P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., Lexisnexis, 2018, n° 728, p. 507).

Les décisions rendues depuis les arrêts de 1998 ne permettent pas de savoir avec certitude si le solvens subrogé peut invoquer les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 ou si celles-ci sont réservées à la victime uniquement. Sans référence aux dispositions prévues par la loi Badinter, il semblerait que la Cour de cassation en exclut l’application. Cette solution est contestable en raison de la nature subrogatoire de l’action et de son effet translatif, lequel permet, en principe, au solvens d’invoquer les mêmes dispositions que celles qu’aurait invoquées la victime subrogeante si elle avait agi contre les autres coresponsables.

Les choses sont toutefois différentes concernant la subrogation de l’assureur dans les droits d’un conducteur victime. La Cour de cassation a été confrontée à la question de savoir si celui-ci pouvait se prévaloir de la qualité de victime d’un accident de la circulation au sens de la loi du 5 juillet 1985 de son assuré ou si son recours était fondé sur le droit commun et l’article 1382 du code civil. Cette dernière a répondu à cette question dans un arrêt du 8 juin 2017. Elle a censuré l’arrêt d’appel qui, ayant jugé que le conducteur victime avait droit à l’indemnisation de l’intégralité de son préjudice et retenu que son assureur était subrogé dans ses droits pour le montant des sommes qu’il lui avait versées en exécution du contrat d’assurance, retient que le recours subrogatoire de l’assureur doit être limité de moitié aux motifs qu’il n’a pas la qualité de victime au sens des dispositions de l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985. Elle a reconnu que, par l’effet de la subrogation, en application de l’ancien article 1249 du code civil, ensemble les articles L. 121-12, L. 211-25 et L. 131-2 du code des assurances, « l’assureur du conducteur d’un véhicule impliqué dans un accident de la circulation dont il a été victime est, pour le recouvrement des prestations indemnitaires ou de l’avance sur indemnité qu’il a versées à son assuré en raison de l’accident, investi de l’ensemble des droits et actions dont celui-ci disposait à l’encontre de la personne tenue à réparation ou son assureur » (Civ. 2e, 8 juin 2017, nos 15-20.550 et 15-24.827, Dalloz actualité, 22 juin 2017, obs. T. de Ravel d’Esclapon ; D. 2018. 1279, obs. M. Bacache, L. Grynbaum, D. Noguéro et P. Pierre ). En l’espèce, l’assureur de la victime subrogé dans ses droit et action peut se prévaloir des dispositions de la loi du 5 juillet 1985 comme celle-ci aurait pu le faire en agissant contre les co-impliqués de l’accident dont elle a été victime.

Le critère du partage de la dette entre co-impliqués

La Cour de cassation se prononce ensuite sur la clé de répartition de la dette entre co-impliqués. Le critère du partage dépend de la présence de fautes (sur ce point, v. Dalloz actualité, 9 oct. 2018, obs. A. Hacene).

Le régime spécial de réparation des accidents de la circulation n’échappe pas à la règle cardinale d’un partage de la dette à l’aune de la gravité des fautes qui sévit en droit commun de la responsabilité, tant en responsabilité civile (req. 24 déc. 1886, S. 1886. I. p. 460 ; Civ. 11 juill. 1892, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, par H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénédé, 13e éd., Dalloz, 2015, n° 258, p. 597 ; S. 1892. 1. 505, note A. Whal ; Civ. 2e, 9 juin 2016, n° 14-27.043, inédit) qu’en responsabilité administrative (CE, ass., 2 juill. 1951, Delville, n° 04032, Lebon p. 465 , Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, par M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, 21e éd., Dalloz, 2017, n° 62 ; JCP 1952. II. 6734, note C. Eisenmann ; RDP 1951. 1097, note M. Waline ; S. 1952. 3. 25, note A. Mathiot).

Sur ce point, la deuxième chambre civile rappelle que le partage de la dette entre co-impliqués dans un accident se fait en fonction de la gravité des fautes (Civ. 2e, 26 mars 2015, n° 14-16.141, inédit ; 1er juin 2011, n° 10-20.036, préc. ; 11 juin 2009, n° 08-14.223, Bull. civ. II, n° 145, RCA 2009, étude 11, obs. H. Groutel ; 11 déc. 2003, n° 02-12.694, Bull. civ. II, n° 376, RTD civ. 2004. 306, obs. P. Jourdain ; 1er mars 2001, n° 99-11.974, Bull. civ. II, n° 31, RTD civ. 2001. 609, obs. P. Jourdain ; 14 janv. 1998, n° 96-13.059, Bull. civ. II, n° 8 ; RTD civ. 1998. 393, obs. P. Jourdain ).

La Cour de cassation confirme également que ce partage est laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond (Civ. 2e, 14 févr. 1979, n° 77-14.149, Bull. civ. II, n° 52 ; 19 nov. 2009, n° 08-11.622, Bull. civ. II, n° 279, Dalloz actualité, 9 déc. 2009, obs. I. Gallmeister ; D. 2009. 2933 ; RDSS 2010. 156, obs. D. Cristol ; RTD civ. 2010. 117, obs. P. Jourdain ; ibid. 125, obs. P. Jourdain ; 3 juin 2010, n° 09-67.467, inédit). Si elle n’impose pas de méthode de calcul particulière aux juridictions du fond, la haute juridiction veille cependant à ce qu’elles ne dénaturent pas les éléments soumis à leur appréciation (Civ. 2e, 26 oct. 1967, Bull. civ. III, n° 302) ni à ce qu’elles se contredisent (Civ. 2e, 1er oct. 1975, n° 74-11.280, Bull. civ. II, n° 235). Elle censure leurs décisions en présence d’une distorsion entre la répartition de la dette et l’analyse faite de la gravité des fautes (Civ. 1re, 22 oct. 1996, n° 94-19.828, Bull. civ. I, n° 365).

La répartition de la dette en cas d’insolvabilité et de décès d’un des co-impliqués

La deuxième chambre civile rappelle également que le codébiteur in solidum qui a exécuté l’entière obligation, à l’instar du codébiteur solidaire, ne peut, même s’il agit par subrogation, répéter contre les autres débiteurs que les part et portion de chacun d’eux (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 02-21.575, Bull. civ. II, n° 343 ; D. 2004. 2836 ). L’obligation solidaire comme l’obligation in solidum n’empêchent la division de la dette qu’au moment de l’obligation à la dette. Créées dans l’intérêt d’offrir une garantie à la victime, ces deux obligations n’ont qu’un effet temporaire. Dans les rapports entre coresponsables, en application de l’ancien article 1213 devenu 1317, du code civil, le solvens ne peut pas demander l’entier remboursement de ce qu’il a payé au-delà de sa part à un seul coresponsable s’ils sont plusieurs à être tenus de la même dette. Il doit fractionner ses recours et demander à chacun sa seule part. Cette règle se comprend aisément, le but étant d’éviter les recours en cascade.

En outre, la Cour de cassation souligne qu’en vertu de l’ancien article 1214, alinéa 2, devenu 1317, alinéa 3 l’insolvabilité d’un des coresponsables se répartit entre tous les coresponsables solvables, y compris le solvens, par parts égales. En l’espèce, l’un des conducteurs fautifs, décédé au moment de la procédure d’appel, tenu d’une partie de la dette à hauteur de 45 % n’était pas assuré et était insolvable. La haute juridiction réaffirme que le décès de l’un des codébiteurs solidaires qui laisse plusieurs héritiers n’efface pas le caractère solidaire de la dette au regard des débiteurs originaires (Civ. 1re, 10 mai 1988, n° 86-15.278, Bull. civ. I, n° 140 ; Civ. 3e, 19 févr. 2014, n° 12-17.263, Bull, III, n° 28 ; Dalloz actualité, 11 mars 2014, obs. M. Kebir ; AJ fam. 2014. 254, obs. A. de Guillenchmidt Guignot ). Il en modifie seulement les effets pour les héritiers, tenus dans la proportion de leurs parts héréditaires (Civ. 1re, 10 mai 1988, n° 86-15.278, Bull. civ. I, n° 140). En l’espèce, les 45 % de la dette de réparation restants incombent aux héritiers du co-impliqués, lesquels ne semblent pas insolvables.

Dans cet arrêt du 20 mai 2020, par une motivation enrichie, la Cour de cassation rappelle les règles qui gouvernent la contribution à la dette entre co-impliqués dans un accident de la circulation, lesquelles empruntent pour l’essentiel au droit commun. Cette décision est également l’occasion de montrer une nouvelle fois la proximité des régimes de la solidarité passive et de l’obligation in solidum (v. J.-D. Pellier, L’obligation in solidum, une solidarité qui ne dit pas son nom, D. 2018. 547 ) dont la distinction est, et c’est une bonne chose, abandonnée par le projet de réforme de la responsabilité civile (art. 1265).

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